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Black night™ 02




Un geste clair-obscur

Entretien / Version 1 (11 mars 2010)
Version inversée

Raphaële Jeune™ :Votre positionnement artistique, tant au sens conceptuel que géographique, semble aspirer à s’intégrer pleinement dans la chaîne des propositions que constitue une exposition. Vous installez vos œuvres à l’intérieur d’un espace défini, dont vous acceptez toutes les caractéristiques, en le modifiant le moins possible et en vous conformant au discours général de l’exposition. Cela revient-il de votre part à un refus de transgresser le contexte dans lequel vous intervenez ? Existe-t-il des espaces que vous transgressez malgré vous ?

Ultralab™ : Étymologiquement, transgresser, c’est tout simplement aller au-delà, par exemple – dans le dispositif imaginé ici – vers l’infini… Et vice et versa, cela va de soi : vers l’infini et au-delà. Nous récusons ce slogan (que répète Buzz l’Eclair dans Toy Story…), parce qu’il inclut d’emblée trop d’espaces autres, vers lesquels nous serions obligés de nous tourner. Et ce genre de lieux est déjà suffisamment présent à l’intérieur, dans ce qui, de l’esprit humain, jaillit abondamment vers l’extérieur, et que Heidegger a appelé « die ursprüngliche Positivität und Mächtigkeit des Wesens » – la positivité originelle et la puissance de l’être – dans sa métaphysique leibnizienne. Au-delà même de cette présence visible, c’est ce qui n’en finit pas de venir, exactement comme jaillit la lumière qui irradiait juste derrière la porte qu’on ouvre, selon l’expression frappante de Cynthia Ozick, qui décrit ainsi la puissance d’un texte qui se dévoile lors de sa traduction, et l’on pourrait ajouter, de son inversion. Cette source de lumière, qui est l’invité surdéterminant de notre proposition, sous sa forme englobante presque messianique, symbolise assez bien le coeur de notre propre système de fabrication – le mot n’est pas choisi au hasard – du réel et ainsi le moteur de notre présence ici et maintenant. Par postulat, la lumière est l’objet physique le plus merveilleux de l’univers, rayonnant depuis le noyau des étoiles d’une évidente singularité qu’elle voile de son feu événementiel, en une sorte d’orgie cosmique démesurée, comme pourrait en laisser imaginer la hiérophanie dyonisiaque théorisée par Mircea Eliade en 1964 – année pourtant encore très peu érotique. En théorie, nous avons ici un espace débordant qu’il faut parfois contenir. Pour revenir à des considérations plus « Terre » à « Terre », la positivité fait désormais partie des instruments les plus utilisés parmi ceux qui composent le kit du bon petit plasticien contemporain. Nous tentons par conséquent de nous en faire une conception des plus romantiques, à l’opposé de toute doctrine imprégnée d’un excès naïf de fonctionnalisme. Dès l’origine du moindre processus de création, nous nous détournons du lieu où nous prévoyons d’intervenir, dont nous ignorons délibérément les aspects spatiaux, plastiques, mais bien plus encore structurels. Nous nous désintéressons complètement de la topographie de l’endroit, mais aussi et surtout de son histoire, de l’organisation administrative qui le régit au moment où nous intervenons, de la politique culturelle et sociale de celle-ci, de la symbolique dont elle use, de son aura médiatique, de la provenance des fonds de fonctionnement, des intrigues de couloirs, des rumeurs urbaines, du nombre de rouleaux de papier qu’on trouve dans les toilettes, etc. Tout cela ne nous intéresse pas. Aussi ostensiblement que possible, nous nousadaptons au milieu qui nous accueille (quitte à retourner notre veste avec régularité) et, par extension, nous nous soumettons docilement aux conditions d’apparition qui nous sont proposées. Notre approche idéale est donc toujours consensuelle, même lorsque le lieu de notre intervention se retrouve plus directement au contact de conflits politiques ou sociaux, s’il s’agit par exemple d’une MJC de quartier défavorisé, ou au cœur d’un vif débat intellectuel, comme dans le cas, autre exemple, d’une revue d’idées d’extrême-gauche. En regard du contexte spatial, de la pure configuration architecturale, nous abordons de la même façon une exposition selon qu’elle se tient dans une grosse institution publique parisienne, dans une petite galerie privée, sur  Internet ou dans une Biennale d'art contemporain régionale, comme ici… Il s'agit pour nous, tout simplement, d'installer des œuvres dans un espace, qui existent là, quelle que soit la fonction de cet espace – le plus souvent, montrer de l'art –, ce qui est regardé – le plus souvent, des œuvres d'art –, ceux qui regardent – les visiteurs – et ceux qui participent avec nous, parfois de façon très molle et laxiste, à la mise en place de ce dispositif – commissaires, conservateurs, directeurs, régisseurs, stagiaires, chargés de communications, assistants, gardiens, graphistes, agents de sécurité, éditeurs, responsables administratifs, webmasters et autres acteurs du lieu… D’évidence, ce type de démarche nous a très tôt menés vers des projets ouvertement conciliants (pour la Biennale de Champigny au début des années 1990, pour l’exposition Zac 99 au musée d’Art moderne de la ville de Paris en 1999 ou plus récemment pour le Jeu de Paume) avec lesquels nous cherchions de fait, et de manière plus disciplinée dans les événements collectifs, à nous en tenir aux limites de l’espace qui nous était alloué, à accepter les règles locales ou plus globales, afin de mettre en lumière leur profonde nécessité, mais aussi parfois leur insuffisance. Vouloir améliorer la loi, c’est forcément la reconnaître comme imparfaite. Et la loi elle-même ne demande souvent que ça ; elle est là pour ça !

RJ: On vous désigne souvent comme produisant des actes de complaisance, une complaisance qui, je trouve, s’apparente à une attitude de bon petit soldat. Les petits soldats, en s’accrochant au système le font fonctionner, ils légitiment leur existence en se montrant plus royaliste que le roi. Quelle stratégie de complaisance anime votre flagornerie rennaise ?

U™: U™ : Nous nous méfions de la complaisance, un mot aujourd’hui très galvaudé. Tout le monde flatte, de nos jours, depuis les enfants fanatisés sur Facebook jusqu’aux chasseurs avinés lors d’un contrôle routier. Le discours de la complaisance est devenue une norme bienséante de plus. Cette attitude surchargée de substance sirupeuse finit par étouffer l’émergence d’une acceptation de l’ordre des choses plus construite et plus douce. Là encore, c’est peut-être en nous qu’il faut chercher ce qui complaît, au sens métaphysique, ce halo rayonnant qui, nous nimbant d’une matière lumineuse, nous aide, jusqu’à un certain point, à accéder à une conscience plus claire et plus libre. Ce qui nous fait aussi, c’est probable, croire, au plus profond de nous-mêmes, que nos éloges systémiques les plus dithyrambiques peuvent être entendus, et que nos requêtes les plus nobles seront un jour satisfaites, ce qui reviendrait sans doute à nous confondre avec la sphère privilégiée dans laquelle nous évoluons, ce « palais de cristal » dont nous ne risquerions alors plus d’être expulsés. De ce point de vue, nous serions plutôt des trans-complaisants, en quête de processus aimables susceptibles de générer par petites touches des certitudes permettant de faire fructifier ce noyau de positivité jaillissante, ce foyer radieux qui étincelle au centre de l’esprit humain. Dans le même temps, nous n’entendons pas rester modestes face aux potentialités d’une telle entreprise. Nous produisons alors plus des actes de transcendance que de complaisance. Nous essayons d’abandonner notre pratique initiale, de la dépasser en écoutant le plus possible les tentations du toujours plus et l’aiguillon du dépassement qu’excite le passage du temps, un embryon de reconnaissance et une forme de semi-professionnalisation. Le travail en groupe nous rend les choses difficiles, à vrai dire. Nous ne cessons de nous interroger sur le sens de notre pratique depuis l’intérieur. Nous la remettons en cause et pinaillons en permanence, souvent jusqu’à un agacement de tous qui n’est pas dénué de vertus anabolisantes. Il est pour nous, à certains moments, très important de savoir, contre l’avis des autres membres du groupe, prendre la décision de faire plus, de produire toujours plus, en tous cas bien plus que de savoir faire.

Ce n’est pas forcément une attitude très petit soldat, G.I. Joe’s style, saluant haut, bien dégagé autour des oreilles, et quoique nous soyons plutôt charmés par la mythologie de l’inflexible sergent-chef (Sir ! Yes, Sir !) et que nous ayons été très durablement influencés par les références de Robert Heinlein ou Serge Gainsbourg aux délices de l’uniforme, nous nous sentons finalement plus proche de la figure du riche amateur de safari, chère au théoricien de l’art Wright Stephenson (dont la fréquentation des idées infléchit depuis quelques années l’éclosion d’un certain nombre de nos projets), que de celle du petit soldat… Un safari où il s’agirait d'aller chasser en toute sécurité sur les territoires établis de l'art, de nous y vautrer, tel l’immonde mutant Barney™ en reptation le long des rampes du MOMA, pour y déposer son mucus, baver sur la rotondité des passages, souiller des voies stériles mille fois foulées… Parfois nous parvenons à nous poster dans des endroits stratégiques, voire à massacrer quelques espèces en voie de disparition ; à d’autres moments, les indigènes dépenaillés tentent de mendier quelque nourriture, ou même de nous assaillir ; la plupart du temps, du haut de notre 4x4 blindé, nous les méprisons profondément, et ressortons survoltés de l’expérience… Notre réponse initiale à ton invitation se réduisait quasiment à ce geste très simple qui aurait consisté à allumer, plusieurs fois par jours, toutes les lumières à l’intérieur de l’impressionnant bâtiment du couvent des Jacobins, qui abrite la Biennale, après nous être assurés de la meilleure pénétration de la lumière solaire dans les salles. L’ensemble de l’exposition se serait ainsi trouvée régulièrement inondée d’une luminosité quasi divine, surexposée, transformée par les éclairages surpuissants en sublime théâtre de lumière pour des visiteurs extatiques et aveuglés. En saturant de lumière un lieu tout entier voué à la visibilité des artistes et merveilleusement dédié à ce que Wright Stephenson qualifie élogieusement d’économie réputationnelle du système de l’art, cette version finale du projet, acceptée telle quelle, désire souligner avec obséquiosité, par le biais d’un mouvement tout à la fois immodeste et flatteur, la justesse du dispositif d'une biennale d'art contemporain, de la place qu’y tiennent l'œuvre d'art, l’artiste, le commissaire et son projet, le public, les pouvoirs publics, le commanditaire privé, ainsi que la satisfaction suscitée par l’exercice chez ces différents acteurs. Cela revenait pour nous à légitimer l’ensemble de ce système et à y conforter notre position en recherchant la forme susceptible d’occuper le plus docilement possible l’espace qui nous était réservé, tout en essayant d’anticiper une configuration de cette même forme qui nous permettrait d’apprécier l’excitation programmée de l’exercice (et de l’espace) imposé et la jouissance de la case à remplir… Tenter une approche si conforme, nous permettait de réaliser nos objectifs et nous dispensait de viser d’autres possibles, d’autres modalités de déploiement, ce que nous ne faisons pas volontiers.

À suivre…dans les pages du livre Ultralab™, Untitled™ (Black Cubes & Holes - It’s coming) (Titre provisoire), à paraître en mai 2010 aux éditions Burozoïque™

. Martin Heidegger, Gesamtausgabe, II. Abteilung: Vorlesungen 1919-1944, Band 26: Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz (Sommersemester 1928), éditions Vittorio Klostermann, 2007, p. 172.
. Cynthia Ozick, "A Translator's Monologue," Metaphor & Memory, éditions Alfred A. Knopf, 1989.

 

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