Black night™ 02


Un geste clair-obscur

Entretien / Version 1 (11 mars 2010)

Raphaële Jeune : votre positionnement artistique, au sens conceptuel comme géographique du terme, semble aspirer à un méta-niveau. Vous n’installez pas vos œuvres dans un espace défini, mais vous transformez par le dedans l’espace dans son entier, vous le vérolez ou vous lui insufflez une vie qu’il n’avait pas. Cela signifie-t-il que, pour vous, tout espace doit être transgressé ? Quel serait un espace impossible à transgresser, s’il existe ?

Ultralab™: Étymologiquement, transgresser, c’est tout simplement aller au-delà, par exemple – dans le dispositif imaginé ici – vers l’infini… Et vice-versa, cela va de soi : vers l’infini et au-delà ! On aime bien ce slogan (que répète sans cesse Buzz l’Éclair dans Toy Story…), parce qu’il exclut d’emblée tout espace vers où il serait a priori impossible de se tourner. Ce genre de lieu, s’il existe, nous semblerait plus à chercher vers l’intérieur, vers ce qui, dans l’esprit humain, résiste infiniment, par exemple cet Urverdrängung, le refoulement originaire, dont Freud postula l’hypothèse pour sa métapsychologie. Au-delà même de l’irreprésentable, c’est ce qui ne reviendra jamais, exactement comme la lumière, « assassinée » – pour reprendre une expression frappante de l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet –, ne ressort jamais d’un trou noir. Ce dernier, qui est l’invité caché de notre proposition, sous sa forme microscopique presque parodique, symbolise assez bien une extrémité de notre propre système d’appréhension – le mot n’est pas choisi au hasard – du réel, et ainsi les limites éventuelles à nos transgressions. Par définition, le trou noir est l’objet théorique le plus extrême de l’univers, dissimulant en son sein une indescriptible singularité qu’il voile de son horizon événementiel, en une sorte de pudique « censure cosmique », selon les termes quasi humoristiques proposés par le physicien anglais Roger Penrose en 1969 – année pourtant très érotique. Littéralement, nous avons ici un espace délicat à transgresser. Pour revenir à des considérations plus « Terre » à « Terre », la transgression fait désormais partie des instruments les plus utilisés parmi ceux qui composent le kit du bon petit plasticien contemporain. Nous tentons par conséquent de nous en faire une conception des plus fonctionnelles, à l’opposé de toute doctrine imprégnée d’un excès de romantisme naïf. Dès l’origine du moindre processus de création, nous nous interrogeons de manière très précise à propos du lieu où nous prévoyons d’intervenir, bien sûr en termes spatiaux et plastiques, mais bien plus encore d'un point de vue structurel. Nous considérons non seulement la topographie de l’endroit, mais aussi et surtout son histoire, l’organisation administrative qui le régit au moment où nous intervenons, la politique culturelle et sociale de celle-ci, la symbolique dont elle use, son aura médiatique, la provenance des fonds de fonctionnement, les intrigues de couloirs, les rumeurs urbaines, le nombre de rouleaux de papier qu’on trouve dans les toilettes, etc. Aussi discrètement que possible, nous menons une enquête détaillée sur le milieu qui nous accueille et, par extension, sur nos conditions d’apparition à cet endroit. Notre approche idéale est donc toujours profondément contextuelle, même lorsque le lieu de notre intervention se trouve moins incarné, s’il s’agit d’une revue ou d’un livre, ou plus dématérialisé comme dans le cas d’un site internet ou d’un espace virtuel. Au-delà de la question du contexte spatial, de la pure configuration architecturale, nous ne souhaitons pas aborder de la même façon une exposition selon qu’elle se tient dans une grosse institution publique parisienne, dans une petite galerie privée, sur Internet ou dans une Biennale d'art contemporain régionale, comme ici… Il s'agit rarement pour nous d'installer des œuvres dans un espace, mais, à l’inverse, de faire surgir de cet espace un dispositif (même composé d’éléments déjà existants) qui à la fois interroge sa propre fonction – le plus souvent, montrer de l'art –, ce qui est regardé – le plus souvent, des œuvres d'art –, ceux qui regardent – les visiteurs – et ceux qui participent avec nous, parfois de façon très active et volontaire, à la mise en place de ce dispositif – commissaires, conservateurs, directeurs, régisseurs, stagiaires, chargés de communication, assistants, gardiens, graphistes, agents de sécurité, éditeurs, responsables administratifs, webmasters et autres acteurs du lieu… D’évidence, ce type de démarche nous a très tôt menés vers des projets de dissémination (pour la Biennale de Champigny au début des années 1990, pour l’exposition « Zac 99 » au musée d’Art moderne de la ville de Paris en 1999 ou plus récemment pour le Jeu de Paume) avec lesquels nous cherchions de fait, et de manière plus frappante dans les événements collectifs, à transgresser les limites de l’espace qui nous était alloué, à déjouer les règles locales ou plus globales, afin d’en mettre en évidence les failles mais aussi la profonde nécessité. Jouer avec la loi, c’est forcément la reconnaître comme incontournable. Et puis, la loi elle-même ne demande souvent que ça, elle est là pour ça !

RJ: On vous désigne souvent comme produisant des actes de résistance, une résistance qui, je trouve, s’apparente à de la piraterie. Les pirates surgissent en différents points faibles du système pour le ponctionner, s’en nourrir en contrevenant à ses règles de fonctionnement. Quelle stratégie de résistance anime votre flibusterie rennaise ?

U™: Nous nous méfions de plus en plus de la résistance, concept de plus en plus galvaudé. Tout le monde résiste de nos jours, depuis les bébés mécontents jusqu’aux chasseurs en colère. Le discours de la résistance est devenu une norme bienséante de plus. Cette résistance vidée de sa substance finit par entraver l’émergence d’une critique plus construite et incisive. Là encore, c’est peut-être en nous qu’il faut chercher ce qui résiste, cette tâche aveugle – et là encore se profile l’horizon du trou noir – qui nous empêche, jusqu’à un certain point, d’accéder à une conscience plus claire et plus libre. Ce qui nous fait aussi, c’est probable, redouter, au plus profond de nous-mêmes, que nos critiques systémiques les plus virulentes ne soient entendues, ni nos requêtes les plus nobles un jour satisfaites, car cela reviendrait sans doute à nous exclure de la sphère privilégiée dans laquelle nous évoluons, ce « palais de cristal » dont nous craignons au fond plus que tout d’être chassés. De ce point de vue, nous serions plutôt des contre-résistants, en quête de processus insidieux susceptibles de générer par petites touches des questions permettant de faire reculer ce noyau de réticence interne, cet obscur disque d’accrétion qui tourbillonne au centre de l’esprit humain. Dans le même temps, nous souhaitons rester modestes face aux limites d’une telle entreprise. Nous produisons alors plus des actes de persistance que de résistance. Nous essayons de persévérer dans notre pratique initiale, de l’approfondir tout en cédant le moins possible aux tentations et aux érosions qu’engendrent le temps, un embryon de reconnaissance et une forme de semi-professionnalisation. Le travail en groupe nous aide beaucoup en ce sens. Nous ne cessons de nous interroger sur le sens de notre pratique depuis l’intérieur. Nous la remettons en cause et la testons en permanence, parfois d’ailleurs jusqu’à un agacement de tous qui n’est pas dénué de vertus paralysantes. Il est pour nous, à certains moments, très important de savoir s’empêcher de faire, de produire, au moins autant que de savoir faire.

Ce n’est pas forcément une attitude très pirate, Jack Sparow’s style, bondissant le couteau entre les dents, et quoique nous soyons plutôt charmés par la mythologie du drapeau noir et que nous ayons été très durablement influencés par les références d’Hakim Bey ou de Stiv Bators aux utopies pirates, nous nous sentons finalement plus proches de la figure du braconnier, chère au théoricien de l’art Stephen Wright (dont la fréquentation des idées infléchit depuis quelques années l’éclosion d’un certain nombre de nos projets), que de celle du pirate… Un braconnage où il s’agirait d'aller chasser sur les territoires établis de l'art, de nous y immiscer, tel le jeune Lionel Verney, le dernier homme de l’immense Mary Shelley, pour y poser quelques pièges, rêvasser sur la beauté du paysage, chercher de nouveaux sentiers dérobés… Parfois nous parvenons à installer nos collets dans des endroits intéressants, voire à faire quelques prises dodues ; à d’autres moments les hommes de main des grands propriétaires nous tirent dessus ; la plupart du temps, nous marchons beaucoup et revenons bredouilles… Notre réponse initiale à ton invitation se réduisait quasiment à ce geste très simple qui aurait consisté à éteindre, plusieurs fois par jour, toute lumière à l’intérieur de l’impressionnant bâtiment du couvent des Jacobins, qui abrite la Biennale, après en avoir occulté préalablement les fenêtres. L’ensemble de l’exposition se serait ainsi trouvée régulièrement plongée dans une obscurité quasi totale, effacée, transformée par les éclairages de sécurité en spectral théâtre d’ombres pour des visiteurs inquiets et aveuglés. En plongeant dans le noir un lieu tout entier voué à la visibilité des artistes et inévitablement dédié à ce que Stephen Wright qualifie très justement d’économie « réputationnelle » du système de l’art, cette version originaire du projet, assez vite refoulée pour raisons techniques, désirait suggérer par le biais d’un mouvement épuré et radical un questionnement portant sur le dispositif d'une biennale d'art contemporain, sur la place qu’y tiennent l'œuvre d'art, l’artiste, le commissaire et son projet, le public, les pouvoirs publics, le commanditaire privé, sur l'attente suscitée par l’exercice chez ces différents acteurs. Cela revenait à nous interroger sur l’ensemble de ce territoire et sur la forme qu’il nous faudrait imaginer pour occuper l’espace qui nous y était réservé, tout en essayant d’anticiper une configuration de cette même forme qui nous permettrait d’échapper peut-être à l’ennui programmé de l’exercice (et de l’espace) imposé, au syndrome de la case à remplir… Tenter une approche limite ne visait pas forcément à en réaliser à tout prix l’objectif, mais avant tout à en déployer la possibilité, et à observer les modalités de ce déploiement – ce que nous faisons.

À suivre… dans les pages du livre Ultralab™, Untitled™ (Black Cubes & Holes - It’s coming)(titre provisoire), à paraître en mai 2010 aux éditions Burozoïque™

. Jean-Pierre Luminet, Les Trous noirs, Paris, collection Points Sciences, Seuil, 2002
. Kip S. Thorne, Trous noirs et distorsions du temps, Paris, collection Champs Sciences, Flammarion, 1997
.Peter Lamborn Wilson, Utopies pirates, corsaires maures et renegados, Paris, Dagorno, 1998 / Hakim Bey, T.A.Z., Zone autonome temporaire, éditions de l’Éclat, 1997
. Stephen Wright, « Un vrai artiste est un artiste de trop ! : la XVe Biennale de Paris », in Ultraétapes, revue Étapes 147, Paris, Pyramyd, août, 2007