L’ÎLE DE PARADIS™ ---- COMMUNIQUÉ™ ---- LABORATOIRE™ ---- RÉPERTOIRE DES ÎLES™ - VERSION 1.15 (10/2007) - VERSION 1.00 (01/2007) ---- ULTRALAB™ -- Mathieu Larnaudie -- Émilie Notéris
La constituante piratesque 1.1
Version prototype en vue d’un traité simplifié

Notre nombre variait ; certains tombaient à l’eau – et, parce que souvent nul ne s’apercevait de la chute de celui des nôtres que les circonstances, festives ou belliqueuses, précipitaient par-dessus bord, le cri bien connu (un homme à la mer) ne perturbait pas toujours la course du vaisseau, le déroulement des opérations, la fin de la nuit ; d’autres mouraient de leur belle mort, rongés de scorbut, avalés par les véroles, éteints par les fatigues que creusent les maladies, qu’accroissent les plaisirs, qu’exauce le sentiment définitif d’avoir vécu librement ; d’autres subissaient la défense de ceux qui subissaient nos assauts.

Nous nous recomposions. Nous nous assemblions.

L’assemblée est l’espace-hôte de nos interrogations.

L’interrogation est notre procédure.

Les variations de notre nombre enjoignaient à nos membres, aux membres que nous sommes, d’étendre ou de restreindre le demi-cercle qu’assemblés, nous formions.

D’autres nous rejoignaient à la faveur des batailles, des captures et des escales, des saisons transitoires et des rumeurs victorieuses.

L’aube parfois nous surprenait, la tête assommée contre un sac où l’ivresse nous avait jetés, couchés sur le flanc et nos carcasses endolories, que nous dépliions en jurant et offrions, sur le pont, aux vents ; les vents nous dégrisaient ; nous ne touchions pas terre.

La constitution débute par une série de couloirs.

Nous nous le disons, nous l’éprouvons, la politique commence généralement dans des corridors, ou bien sur des bateaux – c’est-à-dire entre circulants ou entre embarqués.

Nous goûtions l’âpreté du sel déposé sur nos langues chargées d’effluves de rhum.

Nos couloirs sont les courants océaniques qu’arpente notre embarcation, les arrière-salles des tavernes, les chenaux tracés dans les passes, les rampes des bordels et les cons des putains, les gosiers qui boivent, mangent, braillent, l’antichambre des gouverneurs, les cales où l’on roule les tonneaux, les passerelles jetées d’un pont de navire à l’autre lorsque nous passons à l’abordage.

Les vents nous conduisent.

Sommes-nous les agents d’une tyrannie polycéphale ou les sujets d’une démocratie directe ?

Sur le continent, nous n’avons rien enterré. Nous n’avons rien ancré dans le sol sédentaire, si ce n’est le vestige dégradable de nos réunions.

Ce qui fait assemblée tient dans l’hémicircularité de la disposition de ses membres.

Nous n’avons pas thésaurisé ; nos concertations furent dépenses, nos décisions opportunes et pratiques.

L’assemblée est une pratique de l’espace.

Nous avons créé autant de structures d’accueil pour notre constitution que d’occasions de nous réunir, de siéger.

Nous avons produit autant de constitutions que de sessions.

Nous avons construit les conditions de notre propre possibilité, et de ce que cette possibilité soit toujours éphémère, toujours à reconstruire.

Nous avons été le lieu de notre propre occasion.

Nous avons produit autant d’espaces que de décrets, autant d’interrogations que de modalités d’action.

Sommes-nous des bras armés ou des mains levées ?

Revenus sur le théâtre d’anciennes de nos séances, certains ont retrouvé les places qu’ils avaient occupées, se sont assis de nouveau là où s’étaient dressés leurs sièges. L’espace avait été balayé par le vent, érodé par les marées, les solstices et les bêtes ; des tortues avaient pondu dans les ruines de notre hémicycle effondré.

Des œufs avaient éclos dans cette crique où nous décidâmes, à l’unanimité, l’éviction d’un capitaine défait et son exhibition punitive, nu et écorché, au mât de son vaisseau qu’un autre d’entre nous avait été désigné pour commander à son tour.

L’un des nôtres reçut le commandement du vaisseau vaincu sans l’avoir sollicité, simplement parce que nous le désignâmes ; il eut pour charge de le faire naviguer ; il eut pour charge d’exposer les tourments du corps ennemi soumis à notre raison. Cette charge et ce commandement, qu’il les eût déclinés, et c’est nous tous qui eussions été désavoués.

Nos investitures sont des honneurs ; nos charges sont des interrogations : des questions de vie et de mort.

Aucun des nôtres jamais ne nous désavoua.

L’une de nos sessions eut pour nom : la constituante de la tortue.

Dans les mêmes ruines, d’autres sont passés ; d’autres ont siégé sans doute. Ils ont utilisé la structure d’accueil que nous avions modelée sur la plage.

Les tortues revinrent y pondre, repartirent ; leurs progénitures à leur suite se traînèrent vers l’océan, gagnèrent les hautes eaux, suivirent les grands courants des migrations.

Nous n’avons pas la propriété de nos espaces-hôtes. Que d’autres viennent et fassent session, utilisent à leur compte les structures d’accueil qui auront pu perdurer, s’il en demeure, qui ne se seront pas dégradées ; que d’autres viennent et lèvent la main, qu’ils viennent et modèlent à leur tour, sur les ruines laissées par nous, les conditions de leurs affirmations.

Qu’ils affirment les conditions de leur propre possibilité.

Sur un coffre, j’ai percé un œuf avec un poignard. Je l’ai gobé ; son contenu était amer et vivifiant. Nous avons l’estomac bien accroché, la main ferme, l’avant-bras solide.

Sur un autre coffre, j’ai fendu au couteau l’œil arraché de notre ennemi. Ainsi en avait-il été décidé par nous tous. Qu’un seul d’entre nous eût émis le souhait que l’œil fût épargné, et il l’eût été.

L’unanimité est notre mode d’être et d’agir.

Il avait été un ennemi loyal. Ce n’est pas le cas de tous nos ennemis. Mais est constitutionnellement notre ennemi celui, quel qu’il soit, qui n’est pas loyal.

Nous sommes la définition en acte de la loyauté ; la loyauté a une définition exclusive : nous. Une seule définition acceptable.

Est loyal celui qui éprouve, s’y opposant même, notre mode d’être et d’agir.

Fendre un œil au couteau, c’est éprouver une résistance, forcer un instant sur le manche, sentir craquer la pellicule, sentir s’enfoncer la lame dans une masse liquéfiée qui se répand en même temps que le fer la pénètre.

Nous sommes la loyauté unique.

Dans ces ruines, des pans consolidés par l’eau et la poudre se sont écroulés ; le sable a cédé ; les planches de bois ont été rabattues, les bancs déplacés. L’hémicycle a perdu sa forme. Nous nous sommes assis et nous avons contemplé la dégradation que le temps avait imprimé à nos œuvres de jadis.

Nous n’avons pas reconstruit. Rien ne doit être reconstruit.

Nous sommes allés un peu plus loin, là-bas, dans les profondeurs de l’anse, où l’embouchure d’un torrent perce une entrée dans le continent et dessine un espace de campement.

Aucun jadis n’est à rebâtir.

Nous avons produit un nouvel hémicycle. Nous avons posé nos culs sur du bois, dans le sable, sur l’éphémère et dégradable lieu de notre réunion. Nos bras se sont levés. Nous avons adopté de nouvelles mesures. Nous avons pratiqué une autre constitution. Nous étions soixante-deux.

J’ai vu éclore les œufs ; je sais le moment où par dizaines en quelques heures les tortues naissent et peuplent la plage et rampent jusqu’au rivage et s’enfoncent dans la transparence, disparaissent dans la transparence.

Je sais que certaines tortues ne parviennent jamais jusqu’à l’océan, épuisées avant l’heure. Nous les avons mises à la broche ; nous les avons mangées. Leur chair était tendre.

La constituante de la tortue eut l’avantage d’être roborative.

Repus, nous avons embarqué de nouveau.

Celui qui commande ne nous dirige pas, ne nous conduit pas ; il représente le commandement même dont nous lui attribuons la charge.

Après avoir pris un galion portugais, nous n’étions plus que cinquante-neuf. Mais nous avons traîné, enchaînée dans notre sillage, la dépouille lusitanienne d’une dizaine de tués. En figure de proue, une brute ligotée qui avait tranché l’un des nôtres sécha pendant plusieurs jours.

Nous sommes irreprésentables dans un chef.

Nul ne peut nous incarner.

Nous conférons le commandement à celui qui saura le mieux nous représenter.

L’assemblée siège.

Sur les bords d’une conche embranchée dans le golfe, montant de là à travers les marais en direction des plaines dont les fertilités nous sont égales, ne nous concernent pas, nous tînmes conseil. L’assemblée brute fut creusée dans l’alluvion. Nous décidâmes d’une destitution, d’une mise à mort, d’un tour de garde, d’une affectation de vigie et d’une cible. Pour le reste, nous reconduisîmes les mesures prises lors des précédentes sessions, qui toutes en furent différentes.

Nous l’appelâmes la constituante de la conche.

Nous avons inventé des détroits.

Appris à dessiner au charbon sur des lattes arrachées au pont des vaisseaux capturés.

Chaque éveil était le moment d’un rassemblement.

Chaque matin, une révolution avait lieu, que la journée révolutionnait, et que le soir révolu précipitait dans un nouveau bouleversement. Nous étions embarqués ; la révolution n’avait pas de fin.

Pas de but, évidemment ; pas d’achèvement, bien sûr.

Nous étions – nos corps étaient – une révolution.

Certains d’entre nous avaient eu un métier : ils avaient été apprentis, bras forts des ateliers, tête-bêche dans les plantations, hommes de fourche pour les moissons.

Mais peu savaient travailler le fer.

Nos cibles étaient souvent des armes et des ustensiles ferraillés. Le fer est aussi précieux pour nos vies que l’or ; pour nos vies libres, sans état, sans cité qui nous tienne, le fer est de l’or.

La liberté nous est ce privilège qui fait du fer notre or, qui fait de nos assemblées notre cité, et fait de la main levée notre état.

Nous devions combattre pour le fer qui cerclait nos tonneaux, qui formait nos anneaux, qui nous armait et nous permettait de retourner combattre pour le fer. Nous devions passer par l’épée – embrocher, disions-nous – l’opposant à notre nécessité : nous prenions, nous raflions, nous volions. Le fer était la raison ; il embellissait nos vies.

Nous embrochions. Nos vies s’embellissaient.

Sommes-nous les arcanes de mondes possibles, ou les rebus de civilisations pourrissantes ?

Avons-nous dans nos mains toute l’étendue des devenirs, ou sommes-nous de vieilles lunes ?

Sommes-nous en avance d’une guerre ? En retard d’une reddition ?

De n’être pas forgerons, nous savions l’importance et la beauté de la forge.

Sommes-nous nos propres tyrans ou les corps actifs, toujours remis en jeu, de notre émancipation ?

Nous inventions les stratagèmes ; nous manœuvrions avec pour nous la légèreté et la vitesse, qui elles aussi sont des armes. Des armes sans lesquelles le fer n’est rien ; qui ne sont rien sans le fer. Mais qu’apparaisse un peuple au pied agile, au sang chaud, à la tête froide, à l’œil aigu, à la liberté tenace, au bras fort, au cœur accroché, à l’amitié sincère, au désordre permanent et à l’obéissance farouche, qui sache mêler le maniement du fer à la plus grande légèreté et à l’instinct de la vitesse, et ce peuple serait un triomphe. Nous étions ce peuple.

Qui sache mêler, à la précision de la navigation, l’aptitude à la cruauté.

Il nous est arrivé d’égorger. Nos vies s’embellissaient.

Nous avons doublé tous les caps.

La main levée, disposés en arc de cercle, nous sommes de passage.

À l’heure du ressac, nous levons la main.

Les gouverneurs, occasionnellement, liaient avec nous des rapports contractuels. Via les gouverneurs, des états s’allouaient au coup par coup les compétences de notre communauté. Pour du fer, nous nous proposions : certains arraisonnements étaient des missions. Il nous arrivait d’être des missionnaires.

La mission suivante nous faisait arpenter de nouveaux couloirs, où changeaient les armes prises dans les dorures, les héraldiques gravées au dossier des fauteuils soutenant, assis, gras, rougeauds souvent, les gouverneurs avec qui nous traitions. Sans scrupule, nous passions à l’ennemi.

L’ennemi n’était pas notre ennemi.

Nous n’avons que faire des ennemis, si ce n’est l’ennemi que nous sommes nous-mêmes pour ceux qui décident de s’opposer à nous.

Nous n’avions d’ennemi qu’en tant que nous étions le fantasme d’un ennemi que nous représentions momentanément.

Nous étions, par excellence, l’ennemi.

Plusieurs fois, nous appelâmes l’une de nos assemblées la constituante du fer.

Nous sommes nés, ceci est certain, et ceci vous le savez mieux que nous, de l’épuisement de vieux royaumes considérables; mais, du simple fait d’être nés, rien ne peut plus désormais nous épuiser.

Nous sommes nés, aussi bien, des étendues incertaines, incultes, navigables, des voies et des mers nouvelles où les royaumes sont allés chercher à forcer l’expansion de leur épuisement.

Rejetons des famines, enfants des invasions, nous savons les sècheresses du corps et les boues de la propriété ; nos nerfs sont tendus par la fatigue et la misère d’aïeux que nous avons oubliés, laissés pourrir sous leurs granits et les gravures, dans le sol de l’arrière-pays, dans les terres du port d’attache.

Nous nous sommes embarqués. Nous n’avons plus de port d’attache.

Plus d’arrière-pays.

Au matin, nous fîmes flotter au-dessus de nos têtes, au-dessus de nos fièvres, la grand-voile et le drapeau noir.

Un galion espagnol nous valut, après que nous l’eûmes arraisonné, et parce qu’il faillit nous échapper, et parce que la lutte pour le faire nôtre, c’est-à-dire pour le délester de son chargement puis le laisser voguer à son triste et servile destin, fut âpre, la douloureuse amertume de voir l’assemblée qui suivit amputée de six de ses membres.

Certains eurent aux visages des balafres ajoutées aux balafres, à leur gorge cisaillée la marque d’un couteau qui glissa et ne s’y enfonça pas, aux mains des ampoules crevées, sanguinolentes, des phalanges emportées, aux jambes l’irréversible atteinte de tendons coupés, de lambeaux de chair tranchés.

Sur le pont, nous avons procédé à des opérations, dans le vif de nos corps multiples endoloris.

Les hurlements de douleur envahissaient le ciel. Tous, nous serrions les dents en entendant l’un des nôtres, dont le fer d’une scie attaquait le tibia au-dessus d’une cheville gangrenée, de souffrance, insulter l’univers, insulter même chacun d’entre nous.

Car nous ne sommes pas un corps unique.

Nous ne sommes pas même ce corps confraternel uni en ses principes, en ses origines.

Nous allons de butin en butin ; nous sommes une conquête perpétuellement détournée, remise à demain, à notre prochain butin, à ce seul butin réel que nous sommes à nous-mêmes.

Sommes-nous le dernier refuge des invariants barbares, perpétuant la jalousie secrète de tout ce qui déferle, ou sommes-nous l’inavouable ardeur qui annonce la décision qu’il n’est plus, désormais, aucun invariant qui vaille et tienne ?

Que l’immémorial s’engloutisse dans les limbes du sillon que nous laissons sur notre route.