Entretien,
par Leonor de Bailliencourt

Quel est votre parcours?

Mon parcours est plutôt atypique… J’ai étudié les arts plastiques à Osaka, au milieu des années 90, tout en travaillant, dès cette époque, dans des ateliers de “mangas”, d’abord comme encreur, puis comme dessinateur. J’ai très vite acquis une bonne technique de dessin réaliste et mon goût prononcé du détail graphique a fait le reste. Je continue à faire ça et, depuis environ cinq ans, je participe aussi pas mal à des animations vidéos (VJ, ndlt) dans des boîtes de nuits.

J'ai toujours beaucoup dessiné, aussi loin que je me souvienne, des choses très noir et blanc, au crayon d’abord, puis à l'encre. Avec l'ordinateur, j'ai découvert le dessin vectoriel et j'ai lentement élaboré à partir de cette technique un répertoire de signes et de formes, une sorte de vocabulaire personnel. J’ai gardé tout ça, transférant le dossier d’un disque dur à l’autre. Au début, tout était un peu épars, et je ne savais pas trop quoi en faire. Je ne les montrais à personne, pas vraiment… C'était pour moi une sorte de jardin secret, comme je l’ai expliqué plus tard aux gens d’Ultralab. J’aime beaucoup cette idée… Un moment de détente, presque d'égarement, la construction un peu nonchalante d'un nouveau langage entre moi et moi, d'un nouvel état d'esprit, comme un rêve éveillé, comme le printemps qui s'installe, une succession de replis. En rencontrant Nicolas et Frédéric, d’Ultralab, au vernissage d’une de leurs expositions, à Singapour, en 99, j'ai franchi un pas… Au fil des échanges, qui suivirent cette rencontre, par courrier électronique, j'ai ressenti l'envie de leur montrer mon travail, d'abord assez timidement, puis, devant leur intérêt, d'un bloc… Ils m’ont demandé de travailler avec eux sur une collection de disques dont ils dirigeaient les visuels. J’ai eu envie de tenter ce genre d’expérience, mais pas du tout, alors, celle d’exposer. Par la suite, Ultralab a commencé à parler d’une exposition. J’ai d’abord refusé, puis j’ai fini par me laisser convaincre. Par la suite, lorsque nous avons décidé de collaborer étroitement, je leur ai ouvert mon disque dur et laissé carte blanche… Les membres du groupe s'occupent de faire connaître mon travail, et ils ont toute liberté de l'exploiter pour des projets dérivés, axe auquel ils croient beaucoup. Je leur laisse un accès privilégié à ma base d’images… C'est un acte de confiance réciproque… J’aime bien. Une espèce d’accord alternatif à ceux qui lient habituellement un artiste à son agent. Là, je suis face à d’autres artistes, qui ont juste plus que moi le sens des affaires. Ils font sans complexe ce que je me suis toujours refusé à faire : promouvoir, montrer, médiatiser mon travail artistique… Je pense que c’est incompatible avec mon caractère et la vie que je me suis organisée…

Comment en êtes-vous venu à ce que vous appelez “peinture numérique”?

“Digital Painting” est une appellation assez étrange mais à laquelle je trouve un charme un peu suranné… Elle se contredit et annonce sa propre fin… ce qui correspond assez bien à ce que je peux vivre… C’est Ultralab qui me l’a proposée, mais elle était déjà très proche de mon idée à ce sujet. En fait, je me souviens que je me promenais en été, il y a trois ans environ, au bord de l'eau sur une plage déserte au petit matin, sans but, je laissais ma pensée voyager sur l'horizon, j'imaginais ce que pourrait donner mon travail en 3D, comme une vision sous-marine un peu psychédélique, multicolore, pleine d'air, de bulles prisonnières de l'étendue aquatique… L'aspect trop techno 3D de la vision me gênait, car pour moi cela restait de la 2D, ce travail, un jeu de plans… Alors les références à la peinture remontant (Monet, Signac, Miro, Albers, Kandinsky, Van de Velde, Calder, il y en a tant que j’aime et voudrais citer…), je me suis dit que je faisais de la peinture, tout simplement, malgré ou à cause de l’ordinateur… Et tout a pris sens… Je faisais de “l’Electro-Painting”, un paradoxe, une sorte d'impossible… Peindre sans pinceau ni pigment, sans déposer de peau sur une toile, sans incarnat, sans “subjectio”, puisque la main posée sur la souris délimite juste les formes, que son “clic” discret modifie, valide, et qu’ensuite, loin et décalé dans le temps, c’est une autre machine qui imprime le papier de couleurs et de formes, dans l'ombre de sa propre mécanique… ll y a, c’est vrai, un romantisme assez primitif dans le fait de “peindre” aujourd'hui, que je ne renie pas, mais l'aspect digital me correspond aussi, correspond au monde dans lequel je vis — ou souhaite vivre… Un pont facile à faire, maintenant, entre une Europe de la peinture moderne et la technogénération nippone actuelle… Il y a aussi, chez moi, je crois, un refus de la matière de la peinture, une sorte de crainte de cette empreinte physique déposée sur la toile, de ce rapport au corps… Au profit d'une projection intellectuelle, d'un contact direct entre le cerveau et la machine… C’est aussi une autre forme de romantisme, très naïvement prisée au Japon, j’en suis bien conscient. Il y a des mangas, ici, tirés à des millions d’exemplaires qui ne parlent que de ça. C'est un travail quasi-psychique dont finalement le résultat - l'impression numérique - reste secondaire… Contrairement à la peinture pour laquelle le tableau reste le support matériel fondamental, la fin en soi… Je me suis toujours plus penché sur les peintres et leur vie, en fait, que sur leurs tableaux… Ils sont parfois plus intéressants que leur peinture. J’ai eu une discussion récente à ce sujet avec Ultralab, à propos de Modigliani et De Staël. C'est un point de vue radical mais qui permet sans doute mon positionnement… pas si lisse que cela… Les gens d’Ultralab ont un peu peur de cet écueil : que les critiques voient dans mon travail un vide conceptuel, de la forme vide… Ça me fait beaucoup sourire car, ici, ce genre de vide est une qualité très recherchée. Il y a aussi une part de provocation… Dans mon atelier, j’ai un jeu vidéo fabuleux auquel je joue pendant des heures. C’est une simulation d’aquarium. Vous achetez des poissons, des accessoires et puis vous passez des jours à concevoir votre aquarium. Ensuite, vous devez entretenir ce microcosme artificiel et, surtout, vous pouvez regarder vos poissons évoluer. Je ne m’en lasse pas et j’y puise beaucoup d’inspiration. Je crois que vous n’avez pas ce genre de jeu, en France.

Comment tout cela est né… d'un point de vue purement plastique… Je ne m'en souviens plus trop (désolé, mais c'est déjà une information…). J'ai toujours trituré un peu mes logiciels pour essayer de leur faire faire autre chose. Je passe des heures à partir, à dériver au gré des différents menus d’une application. Lentement (je suis très lent…), j'ai mis en place ce système de formes, ces jeux de couleurs qui, à l'époque et pour autant que je m’en rappelle, correspondaient à la projection de mon état psychologique du moment. J'avais besoin de me dissoudre, de flotter ailleurs, de fuir des problèmes… J'ai travaillé ces espaces mentaux avec un logiciel de dessin vectoriel qui me permettait de faire ce que je voulais, facilement… Le résultat a été stocké en versions successives - Je suis un maniaque de l'archivage et du rangement! - au fur et à mesure des transformations… Depuis à peu près deux ans c’est devenu plus cohérent, je trouve, assez vaste et stable. C'est je pense ce qui a séduit Ultralab. Ce travail me semble infini dans sa répétition même… Il fait partie de moi et j’ai l’impression que je le poursuivrai tant que j'en serai capable… C'est comme un long cordon ombilical qui me devancerait, relié à une région inconnue…

Quelles sont vos sources d'inspiration, vos références?

Mon travail ne fait pas de références directes à telle ou telle œuvre précise. J’essaie d’éviter. Je n’aime pas trop les citations visuelles, sauf cas exceptionnel. Mais je me sens pourtant traversé de références, d'échos, de clignotements… Mes études m'ont orienté vers une culture artistique très (trop?) classique, à la fois moderne et contemporaine, japonaise et internationale… Et, avec un peu de recul, assez européenne par rapport à celle, très accessible, qui nous vient directement des États-Unis… Il est clair que l'on peut superficiellement croiser Calder et Murakami pour essayer d’approcher mon travail, mais cela ne veut pas dire grand-chose pour moi, même si je suis un un fan absolu de Calder. Je pourrais aussi bien citer Deleuze, Merleau-Ponty, que Nicolas (d’Ultralab, ndlt) vient de me faire lire, mais aussi Kawabata, que j’adore même si il est terriblement japonais, ou Sun Tzu, ou Aristote, mais bon, c'est un peu vaniteux de lister comme ça des références culturelles… J’ai un rapport tellement affectif à ce que je fais que je ne vois plus, que je ne veux plus voir, de liens directs entre le monde de l'art et ma production. Malgré l’abstraction, je préfère me représenter des souvenirs d'instants figuratifs particuliers : les bruits de la ville la nuit étouffés par le double vitrage de ma chambre, les promenades en montagne dans la neige, les couleurs des murs au travers d'un verre dans un bar de nuit, le grain de la peau de mon amie Keko… La musique aussi, des Beach Boys, que j’écoute en boucle, aux musiques électroniques, De Kraftwerk à Plastikman ou aux disques de Chain Reaction, le label berlinois. Le cinéma,avec tous les grands films “colorés” des années 50, Minelli, Sirk… les mangas aussi, bien sûr… Et puis surtout, les jeux vidéo, dans lesquels je suis littéralement retombé après des années de désintérêt. Je passe des heures dans tel ou tel jeu, à admirer les environnements, les effets de lumière et de couleurs, les textures, à tel point que j’en oublie de jouer. Je me promène. Si on rapporte le temps que j’y passe à mon niveau, je dois être le plus mauvais joueur de l’archipel, et peut-être même du monde. C’est d’ailleurs parfois un vrai problème, dans la mesure où je ne parviens pas à visiter tous les niveaux à cause de mes mauvaises performances, ce qui me frustre horriblement. J’en suis réduit à retourner internet à la recherche de codes. Ces dernières années, j’ai été très marqué par Rez, d’United Game Artists, un jeu de tir musical fabuleux qui ne resemble presque à rien. Le dernier Zelda est aussi féérique. Miyamoto est un génie absolu. C’est un jeu où le temps passe vraiment, où on peut passer des heures en mer à juste contempler les changements de la météo. Et là, je suis scotché sur le deuxième Zone of the Enders. Je n’avance quasiment pas dans l’histoire. Je piétine au même endroit, à me repasser sans cesse les mêmes effets incroyables.

Qu'exprimez-vous par le biais de vos créations?

Euh… Moi, dedans-dehors, au milieu-autour…

Vous sentez-vous représentatif d'un courant, d'un mouvement?

Non et cela ne m'intéresse pas. Le monde de l'art, que j’ai un peu cotoyé par une de mes sœurs, qui est artiste, me pousse plus à fuir qu'à jouer le jeu. Les mondanités me dépriment. Sans être un véritable otaku, je suis dans le repli, c’est net. Je sors peu et je ne fréquente pas le milieu. Je ne connais pas d’artistes (à part ma sœur, qui est sculpteur) et je suis presque étonné de m’être senti si proche des gens d’Ultralab. C’était la première fois que je discutais ainsi avec d’autres artistes. Mais bon, ce sont surtout des graphistes, eux… Et je pense aussi que la distance y est pour quelque chose. Tout ça, ces expos à Paris, ça n’a pas l’air réel. On dirait quelque chose que j’ai inventé dans ma chambre, une fois de plus. J’aime cette impression. Qui me dit d’ailleurs que votre journal existe vraiment?

Que représente votre ordinateur, à vos yeux? Quelle est son importance?

L'ordinateur incarne beaucoup de choses, pour moi. C’est à la fois un outil, un moyen de communication… Mais aussi une sorte d'autre moi, une mémoire organisée alternative, un espace que je peux utiliser quand je le désire, que je peux connecter à d'autres… Mes machines, que ce soit l’ordinateur ou mes consoles de jeu sont devenues une zone de mon cerveau. Lorsque j’en suis éloigné, je me sens mal à l’aise, presque amputé… C’est parfois angoissant. Ce sont des objets transitionnels, qui me lient au monde. Cette relation, même si elle confine parfois au malsain, alimente énormément mon imagination. Nous sommes des animistes. Je prête aux machines une vie quasiment indépendante. Je leur parle, je les touche, je leur invente une vie qui grouille sous la surface de l’écran, à l’infini. Les territoires virtuels n’ont aucune limite géographique. Ce serait comme une extension illimitée de mon minuscule atelier, riche de milliers de monde. Cette idée d’espace virtuel me fascine. Elle met l’accent sur quelque chose qui existe de tous temps dans nos cerveaux, mais que je trouve plus concret, plus facile à toucher, à palper, dans les machines. Un gigantesque monde parallèle et, contrairement aux brumes de notre cerveau, consensuel, possible à partager est en train de grandir, sans cesse, à chaque instant. Ce monde, entièrement construit par nous, pèsera un jour plus lourd en informations que le monde réel… Bon, en attendant, c’est pratique aussi. Ultralab peut se connecter sur mon serveur et, même quand je ne suis pas là, travailler malgré tout avec moi, à des milliers de kilomètres de distance… Quand je dors aussi, et je dors beaucoup… Ma relation avec l'ordinateur est complexe, en fait. Une sorte d'amour-haine. J’ai passé plus de temps avec lui qu'avec ma propre mère… Je me suis découvert au moyen de l'ordinateur… Nous avons traversé ensemble des crises, extérieures et intérieures… Une sorte d'alchimie électronique, un placenta informatique, d’où sont aussi issues, d’une certaine manière, mes images…

Vos créations sont facilement reproductibles à l'infini. Est-ce important pour vous? Quelle est la différence avec une peinture “normale”?

Le principe du dessin vectoriel réside principalement dans la légèreté des fichiers créés avec cette technique. Je peux les transmettre presque instantanément par exemple à Paris, à travers une distance physique énorme. D'autre part, leur immatérialité fait qu’ils ne sont jamais vraiment achevés. Je peux les laisser ouverts si je le désire. C'est à dire qu’Ultralab peut travailler avec eux, préparer des films de sérigraphie, reprendre mes formes pour les utiliser dans d'autres projets ou sur d’autres support…, à l’infini. C'est aussi une révolution dans la manière de créer car je me suis constitué une base d'éléments - formes couleurs - que je peux manier sans fin et qui insère chaque image produite, imprimée, chaque pièce unique, au sein d’une chaine évolutive. C’est comme un flux en mouvement permanent, dont nous décidons, de temps en temps, d’extraire quelques images. Je vois vraiment mon travail comme un réseau hydrologique qui peut irriguer différents bassins, ruisseaux…  Aucune de mes images n’est une fin en soi, aucune… Ce sont juste des sortes d'arrêts sur image dans un film sans début ni fin…

Votre pratique artistique vous semble-t-elle très “japonaise”? Ou peut-elle être appréhendée par tous, selon la culture de chacun?

Ça, je ne sais pas… C'est à vous de me donner des éléments, je ne me pose pas vraiment la question… C'est sans doute japonais puisque que je le suis… Nara dessine des personnages aux yeux bridés, plaisent-ils aux occidentaux pour cela…? Je ne sais pas… les couleurs que j'utilise dernièrement sont acidulées, limite “kawaï” (mignon, au sens japonais, ndlt)… Sont-elles très japonaises pour autant?  Je ne veux pas me lancer dans un discours sur une interprétation de l'abstraction… En général… Dans mon cas…C'est comme la musique électronique : d'où vient-elle? De Kraftwerk, de Jean-Michel Jarre, de Détroit, de Casio? On a du mal à le savoir vraiment… Et on s'en fiche finalement. Ce genre de classification devient vite caricatural. Nous avons ici plein de représentations et d’exemples du “Chic Français” ou de la “French Touch”, dont vous n’avez sûrement jamais entendu parler et qui vous paraîtraient sans doute totalement ridicules. Moi-même, je suis fier de répondre à vos questions car Ultralab m’a dit que votre journal était ce qui se faisait de plus chic en la matière… Je suppose aussi qu’il doit y avoir à Paris des artistes qui vous paraissent typiquement “japonais” et qui me feraient rire aux larmes. Ce qui compte c'est ce qu’on entend… Ou ce qu’on voit, dans mon cas. Parfois ce que l'on entend aussi dans le cas de la videopainting, pour lesquels du son est créé… Aujourd’hui, de toute façon, il n'y a plus de nationalité, dans les pays riches… Juste des marques et des religions… Et je ne suis pas mystique, promis…

On vous dit très secret, discret. Cet ”exil” volontaire est-il nécessaire à votre créativité?
Qu'attendez-vous de l'exposition de vos œuvres?

Je ne sais pas. Je suis très partagé à ce sujet. Ça me fait plaisir, c’est sûr et je suis assez fier mais, d’un autre côté, je veux juste rester au calme chez moi et poursuivre mon travail. Pour cela, j'ai besoin d'être seul, à la maison ou ailleurs, avec mon portable, le plus incognito possible, sans contact avec ceux qui voient mon travail, sans bruits parasites… Je crois que pour l’instant, je n’aimerais pas du tout exposer ici, au coin de la rue. Même si je n’ai rien d’un moine, j’ai besoin d’ombre, de silence et de temps pour méditer. C'est un travail asez introspectif, pour moi, et je veux le continuer sans avoir à le justifier ou à le défendre, sans avoir à m'occuper de le “vendre”… Je peux en parler, bien sûr, mais j’ai envie de pouvoir décider quand et avec qui, dans quelle condition, dans quel but…

 

Propos recueillis à Osaka, en avril 2003, par Valérie Franville, sur des questions de Leonor de Bailliencourt.
Des extraits de cet entretien ont été publiés dans un arcticle de Leonor de Bailliencourt
pour le magazine Citizen K. numéro XXVII (Été 2003).
Ultralab remercie Mr Tada de ses réponses et Valérie Franville pour son aide et sa gracieuse traduction.

© Ultralab et Galerie Magda Danysz/ juin 2003