Synopsis G (au 5 novembre 2015)

Une petite ville anonyme s’étendait de part et d’autre d’une rivière lente, au centre d’une plaine entourée de montagnes qui la tenait à l’écart du monde.

La bourgade, qui exhalait un ennui pavillonnaire des plus gris, vivotait là, repliée sur elle-même, et comme vautrée sur un mauvais canapé dans son mode de vie standard, qui l’anesthésiait tel un gaz toxique. Bien sûr, il ne se passait jamais rien.

Un jour pareil à tant d’autres, pourtant, quelque chose arriva.

Un appareil inconnu s’écrasa soudain dans la campagne environnante. Un périmètre de sécurité fut très vite établi autour du point d’impact par les forces armées. Les informations étaient distillées en ville au compte-goutte. Selon les premières déclarations des autorités, l’engin était un avion sans pilote, un drone de reconnaissance a priori désarmé, et dépourvu de tout indice permettant d’établir son origine avec certitude.

Les zones mémorielles de la machine auxquelles purent accéder les spécialistes délivrèrent une énorme masse d’images et de documents témoignant d’une ou de plusieurs guerres inconnues en cours. Confrontés au flux incessant des données extraites du cerveau automatique de l’appareil, les experts émirent alors l’hypothèse troublante que le Drone™ créait lui-même en temps réel ces images guerrières, par reproduction à l’infini des fragments de diverses réalités, ensuite recombinés à partir d’archétypes non répertoriés. Les conflits ainsi obtenus, totalement étrangers au petit pays gris, dégageaient une impression d’incroyable ampleur et de violence terrifiante.

Un curieux flottement s’emparait des responsables chargés de l’affaire. L’oppressante atmosphère de secret qui entourait la zone du crash s’épaississait, et s’étendait même peu à peu à l’ensemble du pays. Invoquant une nécessaire sécurisation des frontières face à une éventuelle menace extérieure, le gouvernement suscitait la crainte de l’étranger par le biais de la rumeur et décréta dans un même mouvement un vague état d’urgence, latent et peu contraignant pour les citoyens. La paranoïa sécuritaire, déjà très répandue dans le petit pays, se renforça. Les militaires patrouillaient ostensiblement dans les rues, sûrs d’impressionner l’ennemi par ces démonstrations de force aussi vaines que spectaculaires.

Peu à peu, la troupe sembla s’installer à demeure, et fit construire en plusieurs endroits de basiques mais solides casernements, dont certains comprenaient, dit-on, des bâtiments aux fonctions très indéterminées. C’était pour la plupart des sortes de hangars préfabriqués aux formes stylisées, tous très protégés par de hautes clôtures électrifiées et une garde renforcée.

Tout était calme, pourtant.

Cette étrange situation se prolongeait indéfiniment, à la manière d’une attente d’improbables quoique sanguinaires Tartares™…

Après un certain temps, cependant, il se passa quelque chose d’étonnant.

D’étranges constructions à taille humaine, semblables de l’extérieur à des ouvrages fortifiés en miniature, et de l’intérieur à des cellules monastiques, émergèrent soudain dans le pays, comme surgies du néant en pleine rue ou en rase campagne, à la vue de tous.

Les autorités, alertées, s’en inquiétèrent et investirent les curieux édifices dont elles interdirent l’accès. Les experts, à nouveau eux, finirent par établir, après de longues et nombreuses tergiversations, que ces mystérieuses structures ne présentaient jusqu’à nouvel ordre aucun danger pour le public. Il fut donc décidé de les conserver en l’état, à des fins d’observation. Les soldats quadrillant la ville furent également affectés à leur surveillance. Au bout de quelques semaines, cette dernière se relâcha et des habitants de la ville commencèrent à s’introduire dans les cellules. C’est alors que le bruit commença à courir qu’il se passait là d’étranges choses. Certains prétendirent avoir été immergés sans prévenir au cœur d’effroyables scènes de guerre. Bien que personne ne fut à même de confirmer à coup sûr de tels propos, un certain public, surtout masculin, prit dès lors l’habitude de fréquenter régulièrement les cellules, que tous appelèrent désormais les Rêvoirs™. Des comportements d’addiction furent remarqués et une sorte de racket se développa autour des mystérieuses constructions. Il y avait ceux, de plus en plus nombreux, qui les fréquentaient, et ceux, en beaucoup plus petit nombre, qui en régentaient l’accès désormais payant. Quelques minutes de séjour dans un Rêvoir™ valaient une vraie fortune. Forts de ce trésor de guerre vite gagné, les “dealers”, qui appartenaient pour leur majorité à la petite délinquance d’une ville qui ne connaissait nulle pègre réellement organisée, soudoyaient les militaires installés alentour pour qu’ils n’interviennent pas. Les autorités supérieures, quant à elles, sans doute occupées ailleurs, semblaient fermer les yeux.

Cette nouvelle économie clandestine sema pourtant le désordre et la discorde dans bon nombre de paisibles foyers, bouleversés par la brusque irruption, au cœur de vies si bien rangées, des troubles et violents désirs que paraissaient incarner les Rêvoirs™.

Enfin, durant cette période particulière de l”histoire du pays, les rumeurs multiples au sujet du Drone™ accidenté allèrent également bon train. Elles naquirent, se développèrent, se ramifièrent, périclitèrent, moururent et ressuscitèrent à l’envi. À ces sujets, l’administration, ne confirma ni n’infirma bien sûr quoi que ce soit, ne voyant la plupart du temps que de simples réunions d’illuminés dans les différents groupuscules qui se cristallisaient autour de ces différents récits.

Parmi toutes les rumeurs, l’une se distingua spécialement par sa longévité et le nombre de ses variantes. Le courant primaire de cette légende urbaine très persistante rapportait que le Drone™ avait surgi brutalement d’un monde virtuel pour s’écraser dans le monde réel.

Certains allèrent même jusqu’à prétendre que l’appareil était l’émissaire secret d’une sorte de divinité cachée au cœur des territoires virtuels, qu’il y avait là-bas quelque chose, une immense puissance dissimulée, qui émergeait très lentement des brumes du Réseau.

Cette théorie rencontra assez d’adeptes pour faire l’objet d’un embryon de culte constitué, avec ses croyances et ses rites, sa doctrine et ses exégèses, ses figures principales et ses saints mineurs.

Une version ultérieure, toute aussi tenace et répandue que cette première variante, inversa exactement le postulat, affirmant que le Drone™ avait été lancé depuis le monde réel pour se “virtualiser” juste au-dessus de la petite ville, qui n’était plus alors, sans doute, qu’un simple avatar de la réalité, un diorama, un jeu de maquettes posées sur une table, tel ces impressionnants pays miniatures où voyagent de petits trains, et que des adultes chauves construisent avec minutie et une infinie patience, dans les locaux de clubs poussiéreux installés en sous-sol, dans les gares de grandes villes anonymes...

©Ultralab & Anne Lille, 2015