L’affaire des cartons piégés. (Libération, jeudi 30 décembre 1999) Qui inonde depuis un an le milieu de l’art de fausses invitations ? Et pourquoi ? Ce pourrait être une affiche de Noël, sorte de calendrier dont les fenêtres représentent des cartons d’invitation à des expositions. Envoyée anonymement en décembre, elle met en fait un terme à une histoire qu’on pourrait intituler «l’affaire des faux cartons», qui a ému, fait rire et grincer quelques dents dans le monde de l’art contemporain. L’histoire a débuté il y a plus d’un an. En novembre 1998, le monde de l’art (artistes, galeristes, fonctionnaires, critiques, collectionneurs ou amateurs) commence à recevoir de faux cartons d’invitation. Plutôt des contrefaçons. Devvrais noms d’artistes, le logo ou le graphisme de telle institution ou galerie parfaitement imités, ils diffusent, grâce à un mailing abondant, une information dont le caractère fictif est difficile à percevoir, surtout pour les néophytes. Logo du ministère. Le premier “faux carton” annonce pour décembre 1998 et janvier 1999 une exposition de l’artiste français Vincent Corpet aux galeries nationales du Jeu de Paume. Rien n’y manque, pas même l’image, “empruntée” à l’artiste, reproduite au verso et dont la légende figure au recto, estampillée du logo du ministère de la Culture (le Jeu de Paume est une institution qui en dépend). À ce moment-là, l’artiste français Jean-Pierre Raynaud occupe le Jeu de Paume avec sa rétrospective. Mais l’histoire est cruelle parce qu’elle est tout à fait plausible, si plausible que le responsable de ces galeries nationales en appelle à l’autorité de tutelle, la Délégation aux arts plastiques, pour l’aider à publier des démentis dans la presse. On va même jusqu’à accuser Vincent Corpet, qui expose alors chez le célèbre galeriste Daniel Templon, de s’être lui-même invité pour forcer la porte du Jeu de Paume. Le malaise s’installe… D’autant que le magazine Artpress entre bientôt dans le jeu, en publiant un compte rendu sur l’exposition Défiance. Ainsi, derrière la plaisanterie de potache, la salve des «faux cartons» entretient-elle la circulation de rumeurs dans le milieu de l’art. Elle propage, d’abord, une certaine défiance dans l’information présumée la plus fiable dans ce milieu, celle que propose le carton d’invitation. Cette désinformation suppose donc qu’on fasse attention à ce qu’on ne regarde guère (le carton) afin d’essayer de lever le lièvre. Comment déterminer le vrai du faux ? Pas évident, surtout lorsqu’une contrefaçon, «Jeff Koons expose galerie Lelong», est accompagnée dans le même courrier d’un avertissement dénonçant comme fallacieuse une expo-sition qui, elle, a lieu réellement dans cette galerie ! Il y a aussi le contenu des cartons : la «situation» inventée hésite entre le ragot et le vachard. Le français Mathieu Laurette, qui s’est intégré dans le circuit de l’art en se servant des étiquettes «satisfait ou remboursé» des produits de consommation, se voit ainsi exposer chez Colette, temple marchand de la «hype» bourgeoise. À l’École nationale supérieure des beaux-arts est confiée la tâche d’exposer «les jeunes artistes d’Andorre», en guise d’ouverture internationale un peu faiblarde. Le français Claude Closky voit la pléthore d’expositions qu’il a faites l’été dernier augmentée d’une centaine d’autres, toutes concomitantes, aussi bien «chez Claude Pompidou» (l’adresse suit) qu’à l’hôtel Costes (Paris) ou «chez Manu Pizza» à la Rochelle. Tout l’été encore, la galerie Crousel à Paris s’ouvre exceptionnellement à Helmut Frenster, artiste allemand au curriculum vitae irréprochable, comme en témoigne un communiqué de presse complètement loufoque. Projet artistique. Pour le monde de l’art, deux solutions. La première : démasquer l’auteur de ces contrefaçons (toujours vu comme un seul individu, de sexe masculin) pour s’en défaire. «On a fait une enquête, mais on n’a rien trouvé», précise-t-on au Jeu de Paume. Ou alors, retourner la provocation contenue dans ces actions et les con-sidérer comme projet artistique. Deux galeristes, pourtant partie involontaire de ce projet, semblent ainsi en apprécier la pertinence. Frédérique Valentin s’en amuse, «dans la mesure où cela bouscule le milieu. Il est vrai que nous nous sommes interrogés comme tout le monde pour savoir qui en est l’auteur. Je regrette un peu que cela ne porte que des interrogations sur la scène française». «J’apprécie beaucoup la pertinence du projet, renchérit Emmanuel Perrotin. Dommage qu’il ait donné des idées à de nombreux anonymes qui maintenant nous abreuvent d’initiatives masquées beaucoup moins drôles». L’entreprise des «faux cartons» est en effet demeurée anonyme : personne ne les revendique, tout le monde peut donc s’en revendiquer.
«Le plaisir de foutre un peu la merde…» Le collectif anonyme explique pour la première fois sa démarche. Les producteurs des «faux cartons» se sont manifestés. Anonymement, via une tierce personne. Motif : Qui êtes-vous et pourquoi ce projet ? Que voulez-vous montrer ? Ça coûte cher ? Et les envois ? Connaissez-vous les réactions que vous avez suscitées ? Comment ont réagi les artistes ? Pensez-vous que votre action dépasse le canular ? Recueilli par E. L. 1. Artpress n°244, mars 1999. |